Les nouvelles de septembre

Let’s get lost and then found

Les nouvelles de septembre

Cyd Charisse dans “Silk Stockings” de Rouben Mamoulian

Je ne savais pas trop quoi vous dire ce mois-ci. Quand je n’étais pas en train d’hyperventiler devant les infos, j’ai écrit sur le goût, le bon et le mauvais alors je me suis dit que j’allais commencer par là. J’ai vu cette semaine une vidéo de Vincent Macaigne sur les réseaux sociaux des Inrocks dans laquelle il parlait du travail des critiques. Il disait qu’il aimait surtout lires les critiques qui analysaient les œuvres, qui leur donnaient un éclairage particulier, qui nouaient les œuvres les unes aux autres. En voyant ça je me suis dit que c’était exactement ce que je préférais dans ce travail-là, plutôt que d’avoir l’impression (de toutes façons illusoire) de définir un goût. D’essayer d’éclairer avec mon enthousiasme en guise de petite lampe torche. Et c’est d’ailleurs parce que j’aime tant cette activité (la lire, l’écrire) que ça me rend triste de voir la critique d’art avoir de moins en moins de place dans les médias.

Bref, revenons-en au goût. En ce moment, je suis amenée à chercher sur un moteur de recherche que je devrais arrêter d’utiliser (qui rime avec shmoogle) pas mal des titres de mes comédies musicales préférées pour vérifier des dates ou des orthographes. À chaque fois, on me propose des extraits de critiques de spectateurices qui soulignent le mauvais goût de tel ou tel film et son scénario inepte. Ça ne manque presque jamais et à chaque fois je me pose la question de comment je définirais le bon goût ou le mauvais goût. J’ai eu la chance de grandir dans une famille où la culture était très éclectique, où on regardait À la poursuite du diamant vert, Crocodile Dundee comme les films de François Truffaut et ça m’a donné, je crois, une idée très plastique presque élastique de la culture, que je chéris aujourd’hui. Et puis quand je suis arrivée à l’université je suis entrée dans les milieux musicaux indé et le goût est devenu un affreux casse-tête : certaines choses pouvaient être aimées au second degré, d’autres devaient purement et simplement être reniées et il ne fallait jamais se passionner trop fort pour quoi que ce soit. Tout cela a forcé mon cœur gonflé d’amour pour mille groupes et mon cerveau à rentrer dans des cases plutôt inconfortables.

Quand je suis sortie de tout ça, que le féminisme est venu (partiellement) me délivrer du goût pesant des hommes, je me suis remise à aimer le technicolor, les showtunes, Vincente Minnelli, les chanteuses qui donnent de la voix, je me suis mise à porter des paillettes prem’deg’ et à faire du karaoké. Et le goût est de nouveau devenu cette chose libre, mouvante, dont les lignes se déplacent sans cesse. Je me suis mise à préférer comprendre, analyser. La semaine dernière, tandis que j’essayais de formuler tout ça j’ai lu Le Style Camp de Susan Sontag (paru en poche aux éditions Christian Bourgois dans une traduction de Guy Durand). Dans ce très court essai en fragments, l’autrice définit le camp comme ce goût pour l’outrance, pour ce qui est exagéré. J’avais l’impression qu’elle mettait des mots que je n’avais jamais réussi à poser sur ma passion pour la comédie musicale. J’ai adoré cette lecture en tant que critique (parce que j’aime, je crois, sa définition du goût, bon, mauvais, ironique, quelque chose entre les trois) et en tant que spectatrice. Il y a un passage dans lequel elle explique que les personnes qui ont le goût du camp (et donc de l’outrance) valorisent l’objet de leur plaisir, ne cherchent pas à s’en moquer mais à en jouir sincèrement. Et ça m’a plu.

Il faut du temps, je crois, pour arrêter de se draper dans son manteau de second degré et d’ironie. Tout ça pour vous dire qu’en septembre j’ai enfin vu Silk Stockings de Rouben Mamoulian et que malgré son message à la gloire du capitalisme j’ai adoré. Prem’deg’.

(Et je vous partage cette citation géniale de Sontag juste pour le fun : “Le Camp voit tout entre guillemets. Ceci, une lampe — non, une "lampe"; là une femme — non une "femme". Voir le côté "camp" dans les êtres et les choses, c'est se les représenter jouant un rôle; c'est agir sur la sensibilité, en lui présentant, dans son extension maxima, l'image de la vie comme théâtre.”)

Ce que j’ai fait en septembre :

📚 La rentrée littéraire continue dans les Inrocks et j’ai eu le plaisir de signer quelques papiers sur de très beaux romans que je vous conseille fortement : Model Home de Rivers Solomon (ed. Les Forges de Vulcain, trad. Francis Guévremont), Brutes de Dizz Tate (ed. de l’Olivier, trad. Madeleine Nasalik) et Quatre jours sans ma mère de Ramsès Kefi (ed. Philippe Rey). J’ai aussi signé un portrait de Rita Bullwinkel pour son génial Combats de filles aux éditions La Croisée (traduit par Hélène Cohen), un premier roman très fort sur l’adolescence et le corps, qui est assez représentatif d’une nouvelle génération d’auteurices américain·es super inventif·ves sur le fond et la forme.

J’ai eu la chance d’interviewer la brillante Isabella Hammad pour son très beau Hamlet le long du mur (éditions Gallimard, traduit par Josée Kamoun) qui raconte l’histoire d’une comédienne anglo-palestinienne qui rejoint une troupe qui monte Hamlet en Cisjordanie. Je vous recommande aussi fortement de lire son texte Reconnaître l’étranger : La Palestine et le récit paru dans la collections Tracts (et traduit lui aussi par Josée Kamoun). Et enfin j’ai pu discuter avec Pierre Boisson de Flamme, volcan, tempête, son portrait de Christine Pawlowska, autrice d’un seul livre (Écarlate, que je vous conseille de lire en parallèle si vous aimez les romans incandescents sur l’adolescence. Les deux sont publiés aux éditions du Sous-Sol). C’est un livre important, je crois, pour comprendre la manière dont les autrices ont été invisibilisées de l’histoire littéraire.

🍂 Comme l’automne est la saison de Gilmore Girls je vous repartage cet épisode de Blockbuster sur France Inter autour de la série auquel j’ai participé cet été (et dont c’était, bien malheureusement, la dernière saison) avec Marianne Levy et Océane Zerbini. J’ai fait des blagues, comme toujours.

À voir / à lire / à écouter :

🎬 En septembre je suis allée voir Valeur sentimentale de Joachim Trier qui m’a laissée froide et perplexe alors que j’étais très enthousiasmée par le casting, le sujet et les gros coups de coude au cinéma d’Ingmar Bergman (un de mes hommes problématiques préférés). J’ai vraiment cette sensation que peu importe combien de femmes Trier met sur son affiche, ses films parlent toujours des hommes. J’ai beaucoup aimé cet article de Murielle Joudet (dont le titre est assez génial : Le cinéma d’auteur est-il devenu un truc de décorateur d’intérieur ?) dans lequel elle parle de la bourgeoisie, des films qui ont tous les codes des films d’auteurs sans avoir vraiment de fond, des décors d’appartements minimalistes comme esthétique. C’est une réflexion qui va bien au-delà du film de Trier. J’ai aimé cette remarque que je me fais souvent : “Le problème, c’est peut-être celui d’un certain cinéma contemporain, qui me fait toujours poser une question, qui revient tout le temps : pourquoi je suis en train de suivre ces personnages ? Pourquoi on estime qu’ils sont dignes d’être projetés sur un grand écran, pendant deux heures, et qu’on reste silencieux devant leur vie, leurs tourments ?” Ça se lit par ici !

👩‍💻 J’ai bien aimé cet article d’Arnaud Pessey sur l’évolution d’Internet, un sujet qui me questionne souvent, comme toutes les personnes qui ont grandi en ligne accrochées à leur MySpace et se demandent aujourd’hui “Is that all there is ?”. J’ai l’impression qu’il verbalisait très clairement pas mal de choses que je ressens de manière un peu floue. Vous pouvez le lire par ici !

💖 J’ai été très touchée par la dernière newsletter de Maaï Youssef (abonnez-vous et donnez lui vos sous si vous en avez !) sur l’amour. Elle part du constat que l’amour la barbe et développe à partir de cet endroit une réflexion politique et littéraire passionnante. Sur qui écrit l’amour, quelle langue pour le raconter, quels horizons pour le repenser, se le réapproprier. Je vous le recommande chaleureusement, c’est par là !

📽 J’ai lu un article très intéressant de Timé Zoppé dans Trois Couleurs sur les nombreux obstacles qui se dressent sur le parcours de financement (et de promotion) des films lesbiens. Plusieurs réalisatrices témoignent de la difficulté d’obtenir des aides et le refus sous le prétexte que ces histoires ne seraient “pas universelles”. Je vous recommande sa lecture, par ici par là !

Extrait de “Des filles normales” de Manon Debaye

En bref :

🎸 Je suis très fan du dessin de Manon Debaye et j’ai donc lu avec beaucoup d’enthousiasme sa deuxième BD, Des filles normales parue aux éditions Sarbacane. Ça raconte l’histoire de trois adolescentes qui ont une passion commune pour un musicien qui vient de leur patelin de Normandie. Quand il revient s’y installer elles décident d’aller lui rendre visite. La BD se découpe en deux temporalité, la rencontre avec le musicien toxique et le futur des amies, toujours hantées par les événements de cet été-là en Normandie. C’est une œuvre très forte et chargée en émotions sur le lien que l’on tisse avec la musique, sur la manière dont les musiciens peuvent l’exploiter, sur le fait d’être fan, sur le désir, sur la violence et sa capacité à revenir nous agripper au moment où l’on s’y attend le moins. Son dessin est plus beau que jamais, il se déploie sur de grandes planches, dans les visages plein de colères des jeunes filles, dans les décors somptueux. Bref je vous la recommande fortement !

💖 J’ai rattrapé Forever sur Netflix, un teen drama qui m’a beaucoup touchée, adapté d’un roman de Judy Blume par Mara Brock Akil. Quand j’écrivais Utopies féministes sur nos écrans j’ai cherché en vain à voir sa série Girlfriends qui racontait l’amitié entre quatre femmes noires à Los Angeles. J’espère toujours pouvoir la rattraper un jour. Forever se passe aussi à LA et raconte l’histoire d’amour contrariée entre deux ado. C’est une série qui aborde vraiment beaucoup de thématiques avec une grande sensibilité : les différences de classes sociales à l’adolescence, le slut-shaming, la difficulté pour un jeune garçon noir d’être dans un lycée blanc, la pression de la réussite, les dynamiques familiales, le TDAH, la façon dont les mères noires vivent avec la peur des violences policières. Mais aussi l’amour adolescent, toutes les manières dont on peut devenir la personne que l’on a envie d’être, la joie de la communauté. Bref, ça a touché mon petit cœur sensible, merci à Olivier de l’avoir vue passer sur Netflix et d’avoir dit “c’est pour toi ça”. Oui, c’était pour moi !

🐧 J’avais été assez mitigée sur la saison une de Platonic mais je suis tombée sous le charme de la saison 2, qui continue à explorer l’amitié entre un homme et une femme (Seth Rogen et Rose Byrne sont si drôles que je pourrais juste les regarder s’envoyer des vannes pendant des heures). Il me semble que ces nouveaux épisodes élargissent vraiment les thématiques de la série en abordant plus généralement ce qu’on appelle “la crise de la quarantaine” (j’y arrive !), le couple, les amitiés à l’âge adulte, la routine, le travail. Elle me semble beaucoup plus drôle et profonde.

🦜 À la fin de l’été j’ai rattrapé Les vulnérables de Sigrid Nunez (paru aux éditions Stock, traduit par Mathilde Bach). Au début j’étais un peu sceptique sur ce côté “récit de confinement dans de grands appartement new-yorkais”, d’autant que je pensais avoir atteint ma limite et ne plus pouvoir lire une seule autofiction sans exploser. Bien sûr, je me trompais, et ce livre m’a prise par la main et m’a embarquée dans les rues vides de New York, dans un appartement avec un perroquet majestueux, dans les méandres de la création, dans les angoisses pandémiques. C’est un roman sur l’écriture et ce qu’on en fait quand tout va mal et semble sans espoir, un roman sur notre rapport aux animaux, un roman sur le désir d’une femme ménopausée, un roman sur l’amitié qui traverse les années. Il est beau et triste et drôle et réconfortant comme une journée d’automne ensoleillée. Bref, je l’ai aimé de cet amour tendre et doux que l’on réserve aux ami·es et aux œuvres ami·es. Je pense que vous devriez le rattraper !

Pourquoi, lorsqu’on dit à quelqu’un qu’on a du mal à écrire, personne ne répond jamais : Eh bien tu n’as qu’à arrêter ?

Sigrid Nunez, Les vulnérables

Je vous laisse sur cette chanson que j’aime beaucoup depuis quelques jours.

Cela faisait un moment que ça ne m’était pas arrivé mais j’ai fait une petite playlist d’automne avec majoritairement des chansons tristes, elle est dispo sur Tidal là et sinon le listing est !