Les nouvelles de mars

Baby you're carrying me and I'm carrying you

C'était un mois de mars bizarre, un mois de mars de rage et de colère, d'incompréhension, un mois de mars où on a marché dans la rue avec d'autres gens énervés, où on s'est pris en retour du silence et du mépris. C’était aussi un mois nul où il fallait faire et refaire, dans le silence et le découragement. Est-ce qu'il est nécessaire ou souhaitable de démêler les fils de la colère personnelle et de la colère politique ? Pas vraiment.

Hier je suis allée voir All the beauty and the bloodshed de Laura Poitras qui raconte la vie, le travail photographique et les engagements de Nan Goldin. Ce qui est remarquable dans ce documentaire c’est qu’il raconte vraiment tout cela sans distinction : ses amitiés, son combat contre la famille Sackler (qui s’est racheté une crédibilité en donnant de l’argent à tous les grands musées du monde pour faire oublier son rôle dans la crise des opiacés), ses amours, ses boulots, son effort pour monter une exposition autour du SIDA en 1989, ses addictions, son travail photographique… Tous ses aspects de sa vie sont imbriqués, impossible de les démêler, elle parle de tout ça d’une traite. Et je ne saurais pas dire pourquoi mais c’est peut-être exactement ce dont j’avais besoin pour résister au besoin de m’enfermer hermétiquement dans ma bulle. C’est un documentaire infiniment triste mais aussi infiniment vivant. Ce n’est pas joyeux, mais c’est vivant.

Au début de sa carrière, des professionnels du monde de l’art ont jugé que le travail de Goldin n’était pas intéressant. Qui photographie son entourage ? Pourquoi se photographier soi-même ? Pourquoi avait-elle besoin de documenter ces communautés marginalisées dans toute leur beauté et leur complexité ? Pourquoi photographier son œil tuméfié ? Un intérêt vital nous dit le documentaire. Un intérêt infini.

L'avantage de raconter sa vie sur Internet depuis des années c'est qu'il reste des souvenirs de mes émotions un peu partout. En mai 2017 j’avais écrit sur mon blog un texte sur ma visite de l’exposition de Nan Goldin au MoMA. The ballad of sexual dependency m’a longtemps hantée. Ce texte parlait de cette installation mais aussi et surtout d’amour. Il était surtout question de ça, de l’amour pour la personne qui, encore aujourd'hui, ramasse les morceaux et me met sous un plaid devant Damsels in Distress de Whit Stilman quand le moteur est à plat. En mars je me suis aussi enroulée sur ces films qui finissent bien — et justement je relisais L’éloge des fins heureuses de Coline Pierré (ed. Daronnes) qui affirmait à quel point les happy end en fiction peuvent être politiques. Comme autant de possibles. Au bout de tout ça, au bout de la colère et de la rage et de la peur, si vous le pouvez, prenez soin de la tendresse.

Et on essaie de garder du courage pour tout ce qui nous attend au tournant.

Ce que j’ai fait en mars :

📚 Ce mois-ci pour les Inrocks j’ai chroniqué Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich paru aux éditions du Gospel (traduit par Janique Jouin-de Laurens) que je vous conseille fortement. Vous pouvez lire mon avis par ici par là !

🎥 J’ai adoré The Fabelmans de Spielberg (car il contenait mon kink principal : faire de la fiction sur la fiction) et j’ai écrit un petit texte qui le compare à Fanny et Alexandre de Bergman (regardez la version longue !). Je pense que le texte est compréhensible sans avoir vu le film de Bergman, j’ai passé du temps dessus donc lisez-le svp !! Le lien est ici !

✏️ Dans la série je reviens sur Instagram / j’arrête Instagram vraiment / j’arrête pas Instagram / je quitte Instagram adieu tout le monde, eh bien j’ai pas mal écrit sur Instagram ce mois-ci (je suis un être de contradictions) sur Women Talking de Sarah Polley, sur Damsels in Distress, sur Forty Guns de Samuel Fuller, sur There’s Always Tomorrow de Douglas Sirk. C’est ici ! J’ai aussi écrit un petit hommage à la pianiste Emahoy Tsegué-Maryam Guèbrou que j’ai posté sur mon blog.

À voir / à lire / à écouter :

🎧 J’écoute très peu de podcast mais j’ai commencé à rattraper You must remember this. C’est vraiment génial, super bien écrit et raconté par Karina Longworth. Ça parle d’histoires d’Hollywood, souvent par un prisme politique et/ou social. J’ai évidemment commencé par l’épisode sur Barbra Streisand et sa version pas géniale de A Star is Born et j’ai continué avec un bon nombre d’épisodes sur Audrey Hepburn, Grace Kelly… À découvrir si vous aimez le cinéma, que vous comprenez l’anglais et que vous ne connaissez pas encore ce podcast !

🎥 J’ai été super intéressée par le documentaire sur les sœurs Nardal (le docu se concentre surtout sur Paulette), Les oubliées de la négritude, qui raconte la manière dont elles ont été effacées par l’histoire et par les hommes. J’ai aussi appris beaucoup de choses sur le mouvement antiraciste dans le Paris des années 20 (c’était un bon complément à la visite du Paris noir menée par Kévi Donat, que j’ai pu faire il y a quelques années et qui est vraiment super). Un docu de Léa Mormin-Chauvac et Marie-Christine Gambart à voir ici ! (et vous pouvez compléter par l’article de Laura Nsafou sur son blog Mrs Roots)

🎬 J’ai beaucoup aimé Women Talking, le film de Sarah Polley adapté du roman de Miriam Toews, mais j’ai été assez surprise par la photographie. Si vous êtes comme moi je vous conseille cet article d’Anaïs Bordages qui a interrogé Luc Montpellier, directeur de la photo sur le film.

🥕 Parmi le peu de podcasts que j’écoute il y a Comme un poisson dans l’eau qui parle d’antispécisme. Je vous recommande fortement l’interview avec la sociologue Sylvie Tissot qui explique pourquoi les “bobos” ne sont qu’une construction médiatique. Ça s’écoute ici !

📚 Stéphanie des micro-éditions Café Internet m’a envoyé son premier “bouquet de pamphlet”, des petits zines très beaux et super bien écrits qui explorent différent formats (prose et poésie). Ils sont disponibles ici en format papier ou en PDF gratuitement.

💗 J’ai bien aimé cet article du Guardian sur la revanche des autrices qui ont entre 60 et 80 ans et publient pour la première fois. Avec pas mal de témoignages. It’s never too late !

En bref :

📚 Je vais en reparler sur mon blog mais j’ai fait une petite pause de la fiction en mars pour lire tous les essais qui étaient sur ma table de nuit, formant une pile dangereusement instable. Je me suis replongée avec un immense bonheur dans l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré, qui est resorti aux éditions Daronnes (et j’y étais citée ! Quelle joie de voir son nom dans un essai qu’on aime tant !). J’ai lu le passionnant essai de Lucie Inland, Surveiller et nourrir (éditions Nourriturfu) sur ce que raconte la manière dont sont nourris les prisonnier·es (spoiler : c’est politique). J’ai lu l’essai de Timothée Gerardin sur le grand Fred Astaire (éditions Playlist Society) qui m’a donné envie de revoir tous ses films. Le génial essai de Fatima Ouassak Pour une écologie pirate (éditions la Découverte), tellement stimulant en ces temps nuls. J’en reparlerai plus longuement mais si vous cherchez des idées, vous pouvez piocher dans tout ça sans crainte !

🎥 J’ai enfin rattrapé Saint-Omer d’Alice Diop que j’avais malheureusement raté au cinéma et qui m’a vraiment plu mais aussi beaucoup perturbée. J’y ai pensé très souvent depuis — j’ai pensé à ce que le film dit sur le fait d’écrire l’histoire des autres, sur la maternité, sur la vision que porte la société sur les femmes noires / sur les mères noires aussi (et je vais voir ce qui a été écrit là-dessus). Beaucoup de plans me reviennent, me restent. Un film assez impressionnant.

🎬 J’ai continué l’œuvre d’Ida Lupino en regardant The Bigamist. J’ai repensé à Brit Bennett, je lui avais dit quand on avait parlé de son livre Le cœur battant de nos mères en interview que je lui en voulais (je lui avais dit ça en rigolant, je ne suis pas un monstre !!) de m’avoir fait autant compatir avec le personnage masculin alors qu’elle racontait une histoire d’avortement. C’est la même chose dans le film d’Ida Lupino, je me suis retrouvée à ressentir une forme de tendresse pour cet homme qui aime (et ment à) deux femmes. Dammit ! Il est visible sur Arte ici.

🥁 J’ai découvert ce mois-ci (merci à mon petit neveu !) la marimbiste et percussioniste Vassilena Serafimova après l’avoir vue en concert à Brest. Quelle artiste formidable, je vous conseille fort son disque avec Thomas Enhco (malgré sa pochette… particulière). C’est vraiment très beau.

🕺 J’ai enfin rattrapé la série sur Bob Fosse et Gwen Verdon, Fosse/Verdon basée sur la biographie écrite par Sam Wasson. Les acteurices sont vraiment super (surtout Michelle Williams), et j’ai aimé que la série essaie de rétablir le point de vue de Verdon en donnant à voir la manière dont Fosse traitait les femmes, tout en restant touchante quand elle aborde les nombreuses névroses de Fosse. Malgré tout il y a quelques idées de réalisation que j’ai trouvé un peu lourdes (le côté “on reprend les codes visuels des films de Fosse”, qui ne fonctionne pas à chaque fois) et j’aurais aimé (comme souvent avec les séries sur le processus artistique) voir plus de répétitions de numéros, qu’on donne vraiment à voir le travail derrière les comédies musicales. Ça reste une bonne série si vous aimez Fosse !

🎶 Ce mois-ci j’ai écouté en boucle cette chanson de Michael Nau, une chanson très douce qui fait du bien ces jours-ci, pour se rappeler qu’on est pas seul·e.

Si vous avez des sous, n’hésitez pas à donner à la caisse de grève, il va falloir tenir ces prochaines semaines ! Courage à toustes, on s’accroche.

Et je vous laisse avec cette citation de Grace Krilanovich qui écrit dans Ce qui vit la nuit (ed. Le Gospel, traduit par Janique Jouin-de Laurens) :

Les mecs essaient immanquablement d’agir exactement comme ils ont envie, à savoir qu’ils cherchent toujours une façon de le faire au-dessus des “forces.” Ils peuvent généralement faire ce qu’ils ont envie, ce qui rend d’autant plus insupportable ce qu’ils font en réalité.