Les nouvelles de mai

Somewhere, in the middle of it all

Les nouvelles de mai

Marcello Mastroianni dans “La Dolce Vita” de Federico Fellini

En mai, j'ai corrigé un texte écrit il y a quelques mois. Il se passe souvent du temps entre le temps de l'écriture et le temps de la révision, ce qui donne l'impression que le texte est un inconnu, le produit d'une nous du passé qui n'existe déjà plus. Dans mon cas, cette distance me donne un sentiment très ambivalent, elle peut me balloter dans deux directions. Je peux porter un regard plus doux sur le texte, comme s'il avait été écrit par une autre (et je suis beaucoup plus sympa avec les autres), mais je peux aussi avoir envie de le jeter à la poubelle ou de le reprendre de A à Z. Toujours est-il que le travail de correction sur ce texte précis a mis en lumière ma propension à la répétition. Il y a des mots que j'aime tant que je les tartine sur toutes les pages sans même m'en rendre compte. Ils sont si doux à mon oreille, si familiers et réconfortants qu'ils passent entre les mailles de ma relecture personnelle. D'ailleurs, ironiquement, "doux" fait partie de ces mots-là (bien qu'il ne s'applique absolument pas au monde dans lequel nous évoluons).

En préparant un atelier d'écriture, je suis allée chercher de l'inspiration dans un livre d'Ursula Le Guin, Steering the craft, qui parle justement du processus créatif. Dans un chapitre, elle aborde la question de la répétition avec beaucoup d'humour. Elle dit qu’il faut se méfier de l'usage trop intensif du dictionnaire des synonymes. Évidemment, elle reconnaît qu’il est très utile et que nous l’utilisons toustes quotidiennement. Mais elle souligne qu’il nous fait parfois utiliser des mots qui ne font pas partie de notre chemin mental, de notre cartographie imaginaire. Elle explique que quand on utilise un mot qui n'appartient pas à notre vocabulaire personnel, quand on remplace un mot adoré par un mot moins familier, on le voit soudainement clignoter sur la page, comme si tout le monde allait se rendre compte de la bizarrerie. Ce mot est soudain (et je reprends son expression) comme un canard au milieu des flamands roses. Je ne fais évidemment pas l'éloge de la répétition et je ne dis pas non plus de ne jamais utiliser le dictionnaire des synonymes (qui m'a sauvée à plus d'une occasion, toutes ces fois où avoir un canard était préférable à une nuée de flamands roses sur la page) mais cette histoire m'a fait rigoler et réfléchir aux mots qui me sont chers, à mon vocabulaire personnel, à ce qui compose ma tapisserie langagière intime. Comment ai-je décidé d’aimer toutes les déclinaisons de la douceur et de détester le mot “toutefois” ? En relisant mon texte corrigé et nettoyé des doublons, je l’ai regardé avec un regard neuf. Il clignotait aux bons endroits. Et j’étais ravie d'avoir invité quelques-uns de mes flamands roses à aller voir dans les textes des autres si j'y suis.

Ce que j’ai fait en mai :

🎸 Amen Dunes, l’un de mes artistes favoris, a sorti un nouvel album (Death Jokes, sorti sur le label SubPop). Je lui ai écrit quelques mots d’amour par ici par là.

📚 Dans le numéro en kiosque des Inrocks (le numéro de juin, donc) j’ai chroniqué deux très bons romans : Perdre la tête d’Heather O’Neill, le roman d’une amitié vénéneuse sur fond de révolution et de lutte des classes (paru aux éditions Les Escales, traduit par Dominique Fortier) et Rien de spécial de Nicole Flattery, une plongée dans la Factory de Warhol par le point de vue des dactylos et des secrétaires. Aussi une histoire d’amitié, de lutte des classes, de précarité et de qui fait tourner l’art contemporain dans l’ombre des stars (paru aux éditions de l’Olivier, traduit par Charlène Busalli).

🔥 J’étais très contente d’interviewer Mirion Malle pour la newsletter de la ville brûle. On a parlé de sa dernière bande dessinée Clémence en colère et de ce que l’on peut faire de notre rage. Je vous recommande chaleureusement de lire cette BD qui fait vraiment du bien ces temps-ci pour réfléchir au collectif.

✍️ Il reste de la place pour mon prochain atelier d’écriture qui se déroulera à Brest au Refuge Royal samedi 8 juin à 10h. On écrira autour de l’été, ce sera l’occasion de parler encore une fois des livres de Tove Jansson. Écrivez-moi si ça vous intéresse !

📽 L’équipe du Gospel sort une nouvelle revue cinéma qui s’appelle Amateur·e et qui s’annonce passionnante. Les premiers numéros sont en prévente actuellement par ici et j’aurai le plaisir d’écrire dans le numéro zéro ! Donnez-leur de la force si vous avez des sous.

À voir / à lire / à écouter :

🎧 J’ai écouté cette série documentaire de Clémence Allezard sur la place des enfants dans la société. Je crois que c’est la première fois que j’entendais des enfants et ados s’exprimer sur autant de sujets — comment iels définissent leur place, leur statut, leur rapport au monde, à l’école, à la liberté. C’est une série difficile parfois (parce qu’elle parle de violences, de racisme, d’injustices) mais qui pousse à se questionner en profondeur sur la société que nous voulons. Le monde est affreux en ce moment (je ne vous apprends rien) et ces espaces de réflexion ouvrent pour moi des petites poches de respiration et d’espoir.

✏️ Cet article de la toujours brillante Jakuta Alikavazovic paru dans Libération m’a beaucoup émue. Elle y écrit que face aux génocides, face à la casse de nos droits sociaux, face au dérèglement climatique, il ne faut pas se résigner, ne pas rentrer dans sa bulle, ne pas être indifférent·e. Et elle a cette phrase magnifique : “que faire lorsqu’on ne consent pas au monde même dans lequel on vit ?” Samedi je suis allée à un rassemblement de soutien à Gaza et la représentante de l’AFPS (Association France Palestine) a dit que si nous étions là, c’est que nous avions de l’espoir. Et peut-être qu’elle avait raison ?

📷 J’ai aimé aussi cet article d’Adrian Searle du Guardian sur Nan Goldin, elle y dit des choses très intéressantes comme toujours, et j’en profite pour vous recommander une nouvelle fois le documentaire Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras qui est l’un des films qui m’a le plus secouée ces dernières années.

🧠 Ces derniers temps je me suis intéressée à la manifestation de nos voix intérieures. C’est un sujet qui me fascine. J’ai adoré cet article du Guardian signé Sirin Kale qui s’intéresse à des monologues intérieurs inhabituels. Dans les témoignages il y a notamment une femme dont la voix intérieure se manifeste sous la forme d’un couple d’italiens qui s’engueulent et commentent tous ses choix de vie. J’ai de mon côté simplement un monologue ininterrompu de névroses, petite joueuse !

📽 J’étais très contente de lire l’article d’Anaïs Bordages paru du côté de Slate qui pose une question (à mon sens) importante : est-ce qu’il ne serait pas temps de dépasser les notions de male / female gaze au cinéma ? Ces concepts très intéressants s’avèrent parfois limitants. (Et à titre personnel jpp qu’on me demande “c’était female gaze ou pas ?”) Bref, lisez ce papier qui explique tout ça très bien en utilisant l’exemple des films cannois.

🎧 Dans la série “je ne savais pas que j’en avais besoin”, je vous donne : Bertrand Belin qui reprend Video Games de Lana Del Rey (écoutée grâce à Nora Bouazzouni). Une merveille. Et ça donne envie de se caler un petit karaoké.

Hacks

En bref :

💃 Ma série préférée de ces dernières années, Hacks est de retour, et ça a été l’une des joies de ce mois de mai. Il me semble que cette série est de plus en plus drôle, tendre, fine et tranchante. Dans un océan de séries bof, elle surnage vraiment. Donc voilà, si vous ne l’avez pas vue, regardez-la !

🌊 Je suis allée voir Marcello Mio de Christophe Honoré, dont je n’attendais rien mais qui m’a charmée, il faut bien l’admettre. J’ai une vraie passion pour Marcello Mastroianni et la prestation de sa fille Chiara, les allusions à ses films (Nuits blanches de Visconti <3) m’ont entraînée dans un tourbillon d’émotions. J’ai moins aimé les scènes avec Luchini, Deneuve, Biolay et compagnie, ce que j’ai préféré ce sont les séquences où l’on voit Chiara Mastroianni se perdre, errer dans les rues, parler italien, sympathiser avec un chien, s’extraire de sa vie. J’aurais presque aimé que le film ne soit que ça — une grande fuite.

📚 Je suis présentement plongée dans la rentrée littéraire et je ne vais pas vous faire le coup de vous recommander des romans qui sortent dans trois mois. Mais je peux vous parler de certains coups de cœur sur lesquels je n’ai pas eu le temps d’écrire. Déjà Rue du passage de Fatima Ouassak paru aux éditions JC Lattès, un passage très réussi au roman pour la brillantissime essayiste. C’est un livre qui m’a beaucoup émue qui raconte la classe ouvrière immigrée à travers des portraits, du passeur de cassette à la doseuse d’épices. Ça se lit comme une série de petits contes très beaux et toujours politiques. Et j’ai aussi beaucoup aimé Pleurer au supermarché de Michelle Zauner (paru aux éditions Christian Bourgois, traduit par Laura Bourgeois), un récit autobiographique dans lequel la chanteuse de Japanese Breakfast raconte la mort de sa mère et le deuil qui se tisse à travers la nourriture coréenne et la musique. C’est un livre plein de silences, de marques d’affection discrètes, d’un deuil lent et douloureux. Et ça m’a permis de réécouter Psychopomp.

🎶 J’ai regardé la série Ripley sur Netflix, énième variation sur le roman de Patricia Highsmith. Rien ne top Alain Delon dans Plein Soleil (désolée mais c’est vrai) mais j’ai passé un bon moment devant cette version ultra-esthétisante aux références très marquées (Le Caravage ! Le cinéma italien !). Ça m’a surtout permis de me mettre à des vieilles chansons italiennes que je me joue en boucle jusqu’à l’anesthésie. J’aime surtout celle-ci, que j’arrive à comprendre grâce à un an de Duolingo !

🎞 J’ai aussi vu (sur Criterion) Un crime dans la tête de John Frankenheimer (le réalisateur du très fascinant L’opération diabolique que je vous recommande au passage) avec Frank Sinatra. Un film assez étrange sur des anciens soldats qui subissent un lavage de cerveau. Et en parlant de Sinatra, je regarde aussi la série The Offer (dispo sur Paramount+) qui raconte le making of du Parrain que ma foi je ne connaissais pas vraiment. Il y a quelques aspects assez désagréables (notamment quelques acteurs qui cabotinent, mais j’admets d’atteindre le niveau de magnificence d’Al Pacino jeune) mais l’histoire est passionnante !

Et je vous laisse avec quelques lignes d’un excellent roman paru aux éditions du Typhon : Azucre de Bibiana Candia (traduit de l’espagnol par Claude Bleton et Émilie Fernandez). On se retrouve fin juin, si vous le voulez bien.

Quand on est trop jeune, on ignore que le malheur est un insecte parasite qui plante son dard si profond que des années plus tard les blessures suppurent quand on s’y attend le moins.

Bibiana Candia