Les nouvelles de janvier

It's a strange world, isn't it ?

Les nouvelles de janvier

Laura Dern et Nicolas Cage dans “Sailor et Lula” de David Lynch

Pendant longtemps, j’ai pensé qu’il y avait deux manières de réagir à l’art : la manière posée, intelligente, articulée — et ma manière à moi : viscérale, émotionnelle, pleine de larmes, de morve et d’images tatouées à même le cœur. J’enviais, évidemment, la première façon de voir, qui était étroitement liée aux critiques de cinéma et à tous les mecs qui m’expliquaient la vie et l’art, que j’admirais comme si j’étais programmée pour le faire. Il y avait les intelligent·es vs les sensibles. Je n’avais pas fait exprès de choisir les larmes.

Quand j’étais au lycée, le petit-ami de ma sœur a commencé à me prêter des DVD. C’est le moment où j’ai coupé le cordon culturel et où j’ai développé ma propre cinéphilie, un peu en marge du socle familial commun. Un jour, il m’a apporté Mulholland Drive de David Lynch en me prévenant que j’allais voir un chef d’œuvre. Stressée à l’idée de passer à côté du film, j’ai lu avec attention le volet intérieur du coffret qui conseillait aux spectateurices d’observer l’apparition de certains détails (la clé bleue, etc). J’avais la goutte de sueur au front, persuadée que je n’allais pas saisir la narration et confirmer ainsi mon manque de jugeote.

Et puis, en regardant ce film, j’ai découvert que même s’il était souvent cité par les mecs pénibles qu’on croise en soirée à la fac comme étant leur réalisateur préféré-han (avec Quentin Tarantino et David Fincher) il y avait un plot twist. Le cinéma de David Lynch était en fait pour nous. Pour nous les pleureuses, les angoissées, les nostalgiques de ce qui n’a jamais existé, les compulsives, les névrosées, les romantiques, celles qui chialent en écoutant la même chanson soixante-douze fois. Que tout son cinéma pouvait se comprendre par l’expérience du sensible, comme une plongée dans nos enthousiasmes et nos angoisses les plus sourdes. Qu’il nous offrait ces images qui font frémir l’épiderme. Que je m’étais royalement trompée en scindant le monde en deux (j’ai mis encore quelques années à saisir que ma vision de la sensibilité vs l’intelligence relevait aussi et surtout d’une forme de misogynie intériorisée).

Quand je pense à ses films, toutes les images qui me viennent sont celles d’une émotion pure, merveilleusement over-the-top, qui me font frémir comme mes séquences préférées de comédie musicale : Naomi Watts qui convulse en entendant une reprise en espagnol d’une chanson de Roy Orbison au club Silencio. Le monologue de Laura Dern dans Blue Velvet (qui m’a fait pleurer quand je l’ai revu il y a deux semaines). Patricia Arquette filmée au ralenti sur la version lascive de This Magic Moment par Lou Reed. La danse cryptique d’Audrey Horne. Et surtout Nicolas Cage qui chante Love me tender sur le toit d’une voiture à la fin de Sailor et Lula. Il y a quelques temps, j’avais écrit un texte sur ma passion adolescente pour Elvis Presley dans lequel je disais que si j’avais pu réaliser une scène de film dans ma vie, ça aurait été celle-ci.

Ce sont autant d’images qui sont gravées en moi, qui communiquent de mon cerveau à mon cœur.

À David Lynch, les émotives à jamais reconnaissantes.

🎂 C’est les trois ans de cette newsletter, commencée sur Substack en janvier 2022 tandis que je me disais “qu’est-ce que je pourrais faire de cool et qui ne me rapporterait pas d’argent ?” Je ne pensais pas tenir tout ce temps mais c’est un format qui m’apporte beaucoup de joie. Alors merci beaucoup de me lire ! Et si vous avez des remarques, n’hésitez pas à répondre à ce mail !

Ce que j’ai fait en janvier :

🦇 En novembre j’ai eu le plaisir de discuter avec Soazic de la super librairie l’Affranchie à Lille des Écrans sanglants de Claire Cronin. La discussion est désormais dispo en podcast !

📚 Comme les réseaux sociaux périclitent j’ai préféré retourner sur mon blog pour parler de mes coups de cœurs de la rentrée littéraire de janvier, par ici ! Si vous avez la flemme de cliquer, je mentionne : Ton/Nom d’Esther Yi (éditions Le Gospel, traduit par Floriane Herrero); Cérémonie d’orage de Julia Armfield (éditions La Croisée, traduit par Laetitia Devaux et Laure Jouanneau-Lopez), Les terres indomptées de Lauren Groff (éditions de l’Olivier traduit de l'anglais par Carine Chichereau), Carcoma de Layla Martínez (Seuil, traduit par Isabelle Gugnon), Uvaspina de Monica Acito (éditions du Sous-Sol, traduit de l'italien par Laura Brignon), Francisco de Alison Mills Newman (éditions Zoé, traduit par Serge Chauvin), Vies et morts de Sophie Bind de Susan Taubes (éditions Rivages par Jakuta Alikavazovic), Terreur d’Ariane Jousse (éditions de l’Ogre).

💃 Le numéro 2 de la revue littéraire Fragments est en vente ! J’ai eu la joie d'y contribuer avec un texte sur la comédie musicale. J’y reviens sur mon obsession adolescente pour Moulin Rouge et sur ma tendance fâcheuse à faire des mixtapes pour des crush indifférents. Il y a plein de gens très qualitatifs dans ce numéro donc n’hésitez pas à le précommander par ici !

Laura Dern dans “Blue Velvet”

À voir / à lire / à écouter :

💖 Je vous mets quelques liens spécial David Lynch ! J’ai beaucoup aimé cette interview croisée avec Naomi Watts dans laquelle on trouve pas mal d’anecdotes intéressantes sur Mulholland Drive. J’ai aussi été très émue par l’hommage de Laura Dern parue dans le Los Angeles Times. En la lisant, je me suis dit que “you cared so much” était la plus belle chose que l’on puisse dire au sujet de quelqu’un. J’ai aussi dévoré l’essai de Louise Van Brabant (merci Anne-Lise !) sur Laura Palmer (Laura Palmer, la femme aux miroirs, éditions Les impressions nouvelles) que j’ai trouvé très riche et érudit, qui épouse une analyse fine et féministe de l’œuvre de Lynch et Mark Frost. J’ai beaucoup aimé son idée de prendre comme point de départ un personnage majoritairement absent et de le lier à toutes les femmes de la série.

🥛 En janvier je suis allée voir Babygirl d’Halina Reijn qui m’a hantée pendant des jours. Le film est vendu comme un thriller érotique (ce qui m’a donné envie de revoir Body Double de De Palma et m’a relancée dans l’écoute compulsive de ce morceau merveilleux de Pino Donaggio) mais c’est plutôt une analyse fine, parfois drôle et souvent délicate du désir, des fantasmes et de la notion de contrôle dans une société capitaliste. Le film m’a fait écouter en boucle Father figure de George Michael (et je n’en suis pas sortie, je crois que j’ai besoin d’une intervention à ce stade). À ce sujet, j’ai beaucoup aimé l’article d’Arthur Bouet publié sur Culture aux trousses qui offre des pistes de lecture très intéressantes sur le film (notamment en l’analysant comme une comédie romantique) et cet épisode de Sorociné.

📺 Vous vous souvenez quand je vous avais dit en décembre que j’arrêtais de faire ma forceuse avec Les écrans sanglants de Claire Cronin et I Saw the TV Glow de Jane Schoenbrun ? Eh bien sachez que je n’ai jamais été douée pour tenir mes bonnes résolutions ! J’ai donc envie de vous partager ce passionnant article de Samantha Allen paru dans Them. L’idée est d’interroger pourquoi I Saw the TV Glow n’est pas nommé aux Oscars, pourquoi on lui préfère Emilia Perez et plus généralement pourquoi Hollywood favorise les récits sur la transidentité qui ne sont pas racontés par des personnes concernées.

🖼 J’ai lu et beaucoup aimé ce portrait d’Édith Baudrand, peintresse de “faux” pour les tournages de cinéma, qui date de janvier 2024 (je sais que je l’ai vu circuler sur les réseaux mais je ne sais plus qui l’a partagé, désolée !). Un papier vraiment passionnant.

📽 Je suis avec beaucoup d’attention l’affaire autour de la projection du Dernier tango à Paris à la Cinémathèque qui dit beaucoup de la misogynie de la cinéphilie mais qui pose aussi des questions intéressantes sur les liens entre sujets de société et cinéma (et aussi sur : qui fréquente la Cinémathèque et pourquoi ?). Il y a eu pas mal d’articles à ce sujet mais je vous partage cette synthèse du Monde.

 🎤 J’ai aussi été très intéressée par cet article de Theo Ribeton paru dans Libération qui explore le nouveau rôle “d’influenceurs·ses” des humoristes. Ça parle plus largement du fait qu’il est difficile aujourd’hui de se passer des réseaux, dans beaucoup de domaines — et notamment le mien ! Yay !

🎵 Je vous encourage à vous abonner à la newsletter d’Inès qui parlera de musique, de cinéma et de musique. Je vous avais déjà partagé son super blog donc voilà, abonnez-vous par là !

Nicolas Cage et Cher dans “Moonstruck” de Norman Jewison

En bref :

🌚 Il y aura donc deux mentions à Nicolas Cage dans cette newsletter ! Car je vais vous encourager à voir Moonstruck de Norman Jewison si, comme moi, vous avez la chance de ne pas le connaître (merci Anne Hathaway pour cette reco croisée par hasard sur Instagram !). Une belle romcom vraiment drôle et merveilleusement too much sur le désir, le destin et la peur d’avoir raté sa vie. Avec Nicolas Cage, donc, et Cher (qui est magnifique dans ce rôle). Moonstruck m’a fait penser à un autre film cher à mon cœur, Nuits blanches à Seattle de Nora Ephron. J’ai aussi replongé dans le premier article de mon blog Tailspin que j’avais écrit en 2013 (2013 !) et qui s’appelait “en baskets à Bastille”, dans lequel je racontais ma passion naissante pour l’opéra et mon sentiment tenace de ne pas m’y sentir à ma place. Toute cette question de la culture de classe est très présente dans Moonstruck et il y a une scène vraiment très belle au Metropolitan Opera. De quoi mettre un peu d’amour et de douceur dans ce mois affreux. Merci Nicolas Cage.

📚 Je ne suis pas une grande fan de Bret Easton Ellis (l’euphémisme du siècle). Sa personnalité publique et ses takes pénibles sur Twitter m’ont découragée, dans les années 2010, d’aller au-delà de ma découverte adolescente de son œuvre. J’ai malgré tout cela été très intéressée par l’essai d’Adrien Durand Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion (paru en janvier aux éditions Playlist Society) qui est un peu un exercice d’équilibriste — déboulonner une idole tout en analysant son œuvre et en le replaçant dans son époque et sa scène littéraire. L’essai peut se lire comme une histoire de la fiction à l’ère du capitalisme agressif, et cet aspect m’a vraiment captivée.

🖤 Toujours dans le cadre de “comment ça David Lynch est mort ?” j’ai revu Blue Velvet au mois de janvier. La dernière fois que je l’ai regardé, je ne me souviens pas d’avoir été aussi bouleversée par sa noirceur. Ma mère disait hier à notre libraire qu’elle aimait relire les livres des années après les avoir découverts et voir comment son évolution personnelle avait pu modifier sa perception. J’ai revu Blue Velvet par ce prisme-là et il avait gagné en beauté, en profondeur. Et j’ai pleuré.

🍝 Début janvier, la personne qui partage ma vie a prononcé une de mes phrases préférées au monde : “Sinon ce soir je me disais qu’on pourrait revoir The Apartment de Billy Wilder ?” La réponse à cette question est toujours : mille fois oui. Celui-là ne bouge pas, c’est à mes yeux l’un des films les plus doux et tristes jamais réalisés sur l’amitié, l’ambition, le fait d’être un pushover, le besoin d’être aimé·e et la violence sourde des hommes. L’écriture est si fine et délicate. Si vous ne l’avez pas vu, je vous le recommande, comme chaque année !

🧟‍♀️ Je ne parle pas souvent des œuvres qui me déçoivent ici, mais j’ai eu beaucoup de mal à venir à bout de la suite de My favorite things is monsters d’Emil Ferris (éditions Fantagraphics, il est aussi sorti en français en novembre aux éditions Monsieur Toussaint Louverture). Le dessin était toujours aussi beau mais j’ai eu le sentiment que la narration partait dans tous les sens et qu’il y avait quelque chose d’inachevé dans le projet, qu’elle avait perdu de vue ce qu’elle voulait dire. Voilà n’hésitez pas à me dire si vous avez ressenti la même chose ! (ou si je suis seule, ce qui est ok aussi)

Et je vous laisse avec un extrait hyper feel good de Cérémonie d’orage de Julia Armfield, paru en janvier aux éditions La Croisée et traduit de l'anglais par Laetitia Devaux et Laure Jouanneau-Lopez :

Ce n'est pas simple, ces temps-ci, de savoir être au monde. Le phénomène n'est pas nouveau, bien sûr, mais le contexte lui confère une certaine urgence. Les gens manifestent, ou ils oublient de manifester. Les gens font des provisions de nourriture, de médicaments, ils les écoulent puis recommencent. Les gens s'accrochent, font leurs courses, travaillent, assistent à des conférences, se plaignent qu'il n'y a rien d'intéressant à la télé. Ils augurent qu'il reste moins de temps qu'annoncé, organisent des fêtes pour célébrer une fin sans fin, prétendent l'avènement d'une nouvelle ère. Les choses ont toujours été ainsi, de mal en pis.

Julia Armfield