Les nouvelles d'avril

Love with open arms

J'ai beaucoup pensé à l'écriture ce mois-ci. Je ne sais pas si c'est à cause de ma lecture des Années d'Annie Ernaux qui me marque profondément ou du personnage d'Oscar Isaac dans The Card Counter de Paul Schrader qui, pendant tout le film, gratte maladivement ses pensées les plus sombres sur un carnet, dans une chambre de motel dont il a recouvert tous les meubles avec des draps. Chez Paul Schrader l'écriture est une pénitence masculine, elle se pratique torse nu, c’est un rituel de flagellation.

Face à la violence du monde, à la vision d’une mort lente et douloureuse qui hantait mes globes oculaires, face à la détestation, au découragement, à la rage, à la télé qu’on éteint avec une colère devenue trop familère à 20h01 en lançant la télécommande, j'aurais aimé avoir des mots précis, sans détours, comme ceux d’Annie Ernaux. Dans Les années, elle analyse tous les mouvement de sa vie personnelle et de la vie politique avec une clairvoyance infinie. Sa manière de regarder sa vie comme un objet presque extérieur dont elle peut voir tous les contours me fascine, moi qui me sens si engluée dans le mille-feuille de mes émotions. Même si l'écriture ne pardonne rien, ne change rien, n'a pas le pouvoir de faire dérailler la marche infernale du monde — les mots d’Annie Ernaux m’éclairent. Moi je suis peut-être un héros chez Paul Schrader, j’essaie d’écrire pour pardonner, en pénitence, je ressasse, je regarde l’objet mais il m’échappe systématiquement.

Je repense très souvent au précédent film de Schrader, Sur les chemins de la rédemption, un récit d'une grande tristesse qui m’a fait vivre un vrai choc, le seul film que j’ai pu voir qui abordait aussi frontalement le dérèglement climatique. J'y pense souvent, non pas pour me réconforter, pas pour me consoler, mais parce qu'il me maintient les yeux grands ouverts. Comme Annie Ernaux.

Il ne me reste, ce mois-ci comme les autres, qu’à essayer de gratter le papier nerveusement. Sur mon cahier rouge avec un gros Moomin sur la couverture. Voilà qui devrait m’empêcher de devenir l’héroïne d’un film de Paul Schrader.

Ce que j’ai fait en avril :

✊ J'ai interviewé la brillante militante afroféministe Fania Noël pour Women Who Do Stuff pour parler de son essai Et maintenant le pouvoir paru aux éditions Cambourakis. Une pensée politique radicale qui m’a fait réfléchir, m’a bousculée. Vous pouvez lire l’entretien par ici !

📚 Sur mon blog culturel qui n’a toujours pas repris sa vitesse de croisière, j’ai parlé des lectures douces qui m’ont fait du bien dans ces semaines difficiles. J’y parle aussi de Carrie & Lowell de Sufjan Stevens qui m’aide à braver la tempête. Par là !

💞 Pour La ville brûle j’ai interrogé Mirion Malle pour sa très belle BD Adieu triste amour. On a parlé de l’importance d’écrire des récits féministes et heureux. Elle donne aussi ses recommandations culturelles qui sont toujours de grande qualité. Par ici par là !

🎉 Mon livre est désormais en précommande sur le site des éditions Daronnes ! Vous pouvez le commander ainsi que les patchs Thelma et Louise brodés par mon amie Lisa de ItFilsGood d’après les illustratrions d’Aurore Carric. À l’heure où j’écris ces lignes nous sommes le 27 avril donc cela veut dire que le livre sort dans un mois exactement ! Je suis présentement composée à 65% de doutes et à 35% de peur, un excellent ratio !

À voir / à lire :

⚓️ La mort de Jacques Perrin m’a bien évidemment replongée dans toutes mes scènes préférées des Demoiselles de Rochefort. J’ai été émue par ce court texte de Renée Greusard qui parle de son amour d’enfant pour Maxence, le jeune marin blond qui était en perm’ à Nantes dans les Demoiselles. Elle y évoque les garçons Jacques Demy.

📺 Du côté des Écrans terribles, Amina Doumar signe un très beau texte sur la parole sur le petit écran, sur les séries bavardes et celles qui se taisent. Et moi j’ai adoré cette phrase : “Car échouer en parlant et chantant sera toujours plus beau que de réussir dans le silence de la mort.”

💡 Sur un sujet qui m’intéresse beaucoup (la question animale) j’ai beaucoup aimé lire l’interview de la militante féministe et antiraciste québecoise Dalila Awada du côté de Ballast. Une pensée antiraciste et anticapitaliste sur une question trop souvent dépolitisée.

📕 Une interview aussi très intéressante de Sabine Wespieser sur le métier d’éditrice et la difficulté de rester indépendante à l’heure où beaucoup de maisons sont rachetées par des gros groupes. Et puis j’aime aussi quand elle parle de ses choix, de ses goûts, de sa fidélité à ses auteurices.

🥶 Via Morgane Giuliani sur Twitter, j’ai lu cet article sur “the expanding job” c’est à dire sur la manière dont on nous demande maintenant de faire le travail de plusieurs personnes dans un seul poste souvent précaire et mal payé. L’autrice Anne Helen Petersen prend notamment l’exemple du journalisme. Très éclairant.

🎬 Je pense et je repense à L’événement d’Audrey Diwan, à ce que le film dit et ne dit pas, montre et ne montre pas de l’avortement. Je n’ai encore rien écrit dessus mais vous pouvez lire le très bon article d’Anaïs Bordages pour Slate, paru au moment de la Mostra de Venise.

En bref :

🎶 Ce mois-ci, j’ai découvert que j’aimais Björk au hasard d’un visionnage cependant assez déplaisant de Dancer in the dark. Je n’ai absolument aucune envie de réaliser des films mais je crois que c’était la première fois que j’avais envie de retirer sa caméra à quelqu’un pour faire à sa place. J’ai beaucoup lu que le film était une “anti-comédie musicale”, peut-être n’étais-je pas la cible (Lars Von Trier a trop envie de faire souffrir son personnage pour que nous puissions nous entendre). Quand Björk s’est mise à chanter In the Musicals je voulais vraiment traverser l’écran pour voir la scène en live plutôt que ce qu’il en faisait avec ses gros plans. La chanson est sublime cependant et elle m’a bouleversée de la première à la dernière minute, comme si Björk faisait son propre film en marge du projet de LVT.

💋 Avec ma mère je suis allée voir One night with Holly Woodlawn de Pierre Maillet, qui racontait la Factory d’Andy Warhol, l’itinéraire d’une femme trans dans les années 70, les années Sida, l’addiction et se terminait par une traduction à la fois burlesque et mélancolique de l’une de mes chansons préférées, Is that all there is ? de Peggy Lee. Et maintenant je ne sais pas pourquoi je n’arrive plus à m’arrêter d’écouter Make up de Lou Reed.

🎡 Avril c’était le mois de November Ultra, ici on a écouté, réécouté et écouté encore son album bedroom walls. Dans la voiture en allant se balader sur la côte, entre les quatre murs du bureau, en brodant et en lisant. C’est un disque sur la richesse de tout ce qui se passe à l’intérieur de nous, un disque où les plus petites émotions deviennent de grandes chansons. Un disque pour les sensibles, les trop émotives, les gens qui mettent trop de choses dans la musique. Cela fait déjà un moment que November Ultra a rejoint le club super select de ces voix qui m’émerveillent aux côtés de Barbra Streisand, Aretha Franklin, Rufus Wainwright, Judy Garland (d’ailleurs elle serait une formidable héroïne de comédie musicale). Et puis en bonus, la voilà qui chante une autre de mes chansons préférées, Que reste-t-il de nos amours.

💘 Et puis cette semaine nous avons fêté les 25 ans de l’un de mes disques préférés, I Can Hear the Heart Beating As One de Yo La Tengo. Un jour j’ai voulu faire écouter ce disque à mes collègues à Cannes et ils m’ont dit que c’était chiant et de changer stp. Si j’étais une chanson, je serais pourtant sans hésiter Autumn Sweater. Quand j’ai interviewé Yo La Tengo au tout début de ma carrière de journaliste, c’était à l’occasion d’un concert à Paris. Une soirée participative pendant laquelle les gens du public devaient demander les chansons qu’iels voulaient entendre. Je m’en savais parfaitement incapable donc je leur avais demandé pendant l’interview s’ils pouvaient chanter Autumn Sweater ce soir-là, parce que je me savais trop timide pour parler devant une salle pleine. Bien sûr, ce n’était pas du jeu. Mais quand même — le moment venu — ils l’ont chantée en me la dédiant. Voilà pour les histoires de mère Castor (et ça tombe bien, c’est de saison).

Dans Les années, Annie Ernaux écrit :

Les films qu’elle veut voir, qu’elle a vus récemment, forment en elle des lignes de fiction dans lesquelles elle cherche sa propre vie, Wanda, Une histoire simple. Elle leur demande de lui dessiner un avenir.

Il lui semble qu’un livre s’écrit tout seul derrière elle, juste en vivant, mais il n’y a rien.

Et ainsi se termine ces nouvelles d’avril ! See you en mai !