Les nouvelles d'avril

But i didn't change, I just had to work

Les nouvelles d’avril

Image du film “Monika” d’Ingmar Bergman

J’ai toujours eu un goût prononcé pour les citations. Étant une personne très chaotique je ne les organise pas dans un petit classeur bien rangé, je préfère les éparpiller, les semer aux quatre vents. Mais je ressens le besoin de signaler aux formules les plus belles et les plus justes qu’elles ont été appréciées. Je n’aime rien de plus que trouver une phrase parfaite que je peux tourner et retourner dans mon esprit en détachant bien tous les mots. Alors je recouvre les romans que j’aime le plus de ces petits post-its colorés que j’achète en quantité industrielles, je recopie certaines citations sur des feuilles volantes et sur des bouts de carnets. Quand je les retrouve, des semaines, des mois ou des années plus tard entre deux livres ou au fond d’un tiroir, je me souviens souvent précisément de ce qui m’a donné envie de les consigner. C’est comme un secret que je me chuchote à l’oreille.

Ces derniers jours j’ai lu pour la deuxième fois Seul l’océan pour me sauver de Samantha Hunt (paru aux éditions du Gospel, traduit par Alex Ratcharge), une autrice qui a un tel sens de la formule que son roman a eu le droit à tous les traitements possibles : j’ai collé des post-its entre ses pages, recopié ses mots sur les feuilles arrachées d’un carnet (“La ville doit être ivre une pour adorer l’océan”) pris en photo quelques passages sur mon téléphone (“J’ai l’impression d’être une typographe négligente qui utiliserait le mot “Jude” à la place de “nuit calme avec suffisamment d’étoiles pour naviguer”). Le roman raconte l’histoire d’une jeune femme de 19 ans qui vit dans une petite ville côtière des USA. Depuis que son père a disparu en mer, elle se sent comme une paria. Avant de s’en aller, il lui a confié qu’elle était une sirène, et elle attend toujours que l’océan hostile et majestueux le recrache. Pour assouvir son désir d’échappatoire, elle s’accroche à Jude (qui a quatorze ans de plus qu’elle et un sérieux problème avec l’alcool) et à l’amour féroce qu’elle lui porte.

J’ai passé ma vie d’enfant et de jeune adolescente à être préparée (par le cinéma, la littérature) à ce que l’amour soit la grande aventure de ma vie. Pourtant, arrivée à l’heure de nommer mes premiers émois, j’ai découvert que le vocabulaire que j’utilisais pour décrire ces désirs semblait toujours too much. Comme si ce n’était pas à moi de les dire, que j’étais condamnée à recopier les citations des Grands Auteurs. Ce qui palpite au fond du cœur et du corps des adolescentes est toujours raillé, moqué, trop incandescent pour être sérieux. On nous donne une allumette mais on nous demande de ne surtout pas la craquer. Samantha Hunt prend tout cela — tous ces désirs bizarres et incontrôlables nés d’une anticipation infernale — et en fait de la littérature. Sa narratrice n’est jamais fiable, parce qu’elle brûle de toutes les attentes qu’on a fait gonfler dans son cœur et que son monologue intérieur est plein d’images, de métaphores, d’une fantaisie complexe. Pour l’aimer, il faut peut-être savoir croire aux histoires. Dans la postface du livre, Maggie Nelson dit quelque chose de très beau : qu’on peut voir Seul l’océan pour me sauver comme de la pure fantaisie, une allégorie, ou au contraire comme “intensément réaliste”. Je l’ai vu comme une retranscription précise des vagues qui, adolescentes, nous ont si souvent débordées. Comme un objet qui palpite quelque part entre le réel et la fiction.

C’est un roman qui charrie tout ça — la mer magnifique et inquiétante, la portion du langage qu’il reste à inventer, les histoires qu’on se raconte pour tenir debout, l’amour qui déborde et qui fait chavirer, la précarité et l’injustice. Et qui raconte l’adolescente qui continue à vivre en nous, comme une sirène inquiétante. C’est un roman qu’il faut, à mon avis, tenir très près de son cœur et consigner dans ses carnets, recopier sur des feuilles volantes. Comme autant de bouteilles à la mer.

Et j’en profite pour vous dire que j’aurai la joie d’en discuter ce soir (si vous lisez la newsletter le jour de son envoi, donc le jeudi 24 avril) à la super librairie le Rideau Rouge avec l’éditeur du Gospel Adrien Durand et son traducteur Alex Ratcharge ! Venez faire un coucou !

Ce que j’ai fait en avril :

📚 C’était un très bon mois pour les romans qui font chavirer le cœur, puisque j’ai aussi adoré Un jeu sans fin de Richard Powers, paru aux éditions Actes Sud et traduit par Serge Chauvin. Une histoire passionnante et épique qui parle en vrac du capitalisme, du colonialisme, de la plongée sous-marine, du vivant, du jeu de go et d’intelligence artificielle. J’en ai dit quelques mots par ici !

🎧 Dans le dernier épisode de L’huile sur le feu, j’ai discuté avec mon acolyte Ambre Sachet de 34m2 de Louise Mey (éditions du Masque/JC Lattès) et du film Black Box Diaries de Shiori Ito. Spoiler : on a adoré les deux ! ça s’écoute par là.

📚 Pour Les Inrocks j’ai chroniqué Bleu d’août de Deborah Levy (éditions du Sous-Sol, traduit par Céline Leroy), le roman collectif Le retour du roi Jibril (éditions de l’Iconoclaste) et La vie continuée de Nelly Arcan de Johanne Rigoulot.

🔥 Pour la newsletter de La ville brûle, j’ai interviewé l’illustratrice Charlotte Melly pour parler de son magnifique album (album, BD, c’est un objet un peu hybride et c’est très bien comme ça) Sortir du ventre du loup, que je vous recommande chaleureusement. Vous pouvez la lire ici !

À voir / à lire / à écouter :

📚 Pas beaucoup de liens ce mois-ci, notamment parce que j’ai été malade pendant une semaine et j’ai donc passé un temps conséquent à jouer à Cook, Serve, Delicious ! en pyjama. Mais j’ai aimé cette interview de Samantha Hunt (en anglais) menée par Marlena Gates sur Electric Litt dans laquelle elle dit cette chose que je trouve très belle : “The world dismisses girls, stories and the imagination. I do not. I have three daughters, three sisters, three nieces, even three moms. I am surrounded by girls who tell me stories I believe.”

🖥 J’ai aimé cet article que j’ai vu passer sur Bluesky sur les images “Ghibli” générées par IA et sur tout ce que ça fait à notre rapport à l’art. J’ai aussi aimé ce message vu sur Mastodon qui résume pourquoi utiliser l’IA pour écrire est une aberration : parce qu’écrire, c’est une façon de penser, d’organiser ses idées, et qu’enlever ce cheminement nécessaire est absurde. Practice is the point. Voilà, je dirai ça dorénavant.

📚 L’auteur et critique de cinéma Hendy Bicaise a lancé travellings, un site sur lequel il met à disposition des essais gratuitement, à télécharger en ePub ou en PDF. J’aime beaucoup l’initiative et j’ai donc commencé à lire Cinébus, qui comme son nom l’indique parle des représentations du bus (et donc du mouvement) au cinéma, et qui est super intéressant.

🍔 Je vous ai déjà parlé dans une newsletter précédente de ma passion pour Bob’s Burger. J’ai beaucoup aimé cette interview du créateur de la série Loren Bouchard dans The Hollywood Reporter (qui date de 2015) dans laquelle il parle du rôle prépondérant de la musique dans la série. Merci à Aude qui me l’a envoyé !

✍️ Je suis en train de lire la très intéressante enquête de Phobos “Fanfiction & Reader-insert Le porno dont vous êtes l'héroïne”, disponible en ligne par ici. Je n’y connais absolument rien en fanfiction mais je trouve le sujet passionnant, notamment sur la manière dont les femmes écrivent leurs fantasmes. Ça parle female gaze et kinks.

🥳 Et je vous signale que la géniale série Hacks (mon nouveau Broad City, tout simplement), dont je vous ai parlé 450 fois, est désormais dispo sur Netflix !

“ça, ça va finir dans ta newsletter” m’a dit la personne qui partage ma vie quand nous avons regardé cette scène de “Burning” de Lee Chang-Dong

En bref :

💖 J’ai enfin rattrapé La bête de Bertrand Bonello qui se passe dans un monde futuriste dans lequel les IA ont pris le contrôle. Pour se débarrasser du côté emo (“emo, trop emo” disait Nietzsche) des humains, elles leur proposent de visiter leurs vies antérieures et leurs traumas et de les guérir de leurs émotions. On suit donc Léa Seydoux (qui est absolument magnifique dans ce rôle) à travers ses différentes existences, tandis qu’elle échoue à se libérer de l’amour même en revivant le pire de ses souvenirs. Le film m’a fait penser au roman de Richard Powers dont je vous parlais plus tôt parce qu’il me semble qu’il pose la question de ce que les IA vont faire à nos histoires, à notre imaginaire. Dans les deux cas, il est question de faire se balader des humains dans leurs mondes artificiels, et ça donne des objets étranges, remplis de glitches. Ce sont deux approches que je trouve passionnantes.

💣 J’ai adoré découvrir T’es mort de Sam Sax (paru aux éditions La Croisée, traduit par Stéphane Vanderhaeghe), l’histoire d’un jeune homme qui se suicide devant la Trump Tower et qui revient sur sa vie. Je suis très admirative devant ces romans qui prennent la boue contemporaine et en font des objets littéraires magnifiques. Ça parle de désir, de sexe, d’angoisses existentielles, du chaos du monde, d’identité, de New York, d’amour, d’amitié, d’un monde qui nous inquiète et qui nous écrase. Et la forme, fragmentaire, m’a passionnée, c’est un kaléidoscope d’émotions (et d’humour bizarre). Et j’ai aussi collé des post-its partout entre ses pages. “Nous avons beau tous savoir que c’est la fin du monde, nous croyons, pour une raison qui nous échappe, que quel que soit l’avenir qu’on nous réserve, la wifi sera toujours là”.

🔥 J’ai rattrapé Burning de Lee Chang-Dong que j’ai trouvé très beau, sur la réalité, l’illusion, le désir, la masculinité, mais aussi sur ce que l’on voudrait être sans y arriver tout à fait. J’ai aimé ce personnage d’écrivain qui n’écrit pas vraiment. Il y a des images qui se sont imprimées pour toujours dans ma rétine comme cette fabuleuse scène de danse en pleine heure dorée sur la musique d’Ascenseur pour l’échafaud par Miles Davis.

🐦 Je ne lis pas beaucoup de mangas, pas par manque d’intérêt mais par pure méconnaissance. J’ai adoré découvrir Tokyo, ces jours-ci de Taiyô Matsumoto (paru aux éditions Kana, traduit par Thibaud Desbief), qui raconte l’histoire d’un éditeur de mangas qui démissionne de son poste mais n’arrive pas pour autant à s’en détacher tout à fait. C’est une réflexion sur la place de l’art dans nos vies, sur le rôle de passeur·ses en culture, mais aussi sur la quête de l’œuvre parfaite (a-t-elle même un sens ?). Et il y a aussi un oiseau qui parle, un bonus non négligeable. Le dessin est sublime et j’ai hâte de me procurer les deux autres tomes de cette trilogie.

Je vous laisse avec une citation de T’es mort de Sam Sax dont j’ai parlé plus haut et avec cette chanson de The Gun Club que j’ai aimé écouter en boucle ce mois-ci bien que je la connaisse par cœur.

Sur nos téléphones, nous voyons tous que les ciels au-dessus de la Californie ont viré à l’orange, comme si un désert avait été soulevé et placé là-haut dans l’atmosphère. Du sud de la Californie à la Bay Area sous un épais manteau d’agrumes brûlés, et tout le monde sort son téléphone pour prendre des photos au lieu de courir se mettre à l’abri dans un endroit où on peut respirer. C’est tout ce qu’il y a à savoir sur la fin de notre espèce je pense — ce qui remplace le désir de survie est le désir scopique, l’envie de documenter le monde à mesure qu’il se retire.

Sam Sax, “T’es mort”