Les nouvelles d'avril

But at least I author my own disaster

Les nouvelles d’avril

Moi cherchant une idée d’intro pour cette newsletter

Quand j'ai commencé à écrire cette newsletter début 2022, je me disais "tous les mois tu écriras une petite intro sur ce que tu as fait récemment et puis voilà, emballé c’est pesé", comme si c'était une évidence qu'il y aurait chaque mois un événement saillant à décortiquer. Comme si la vie n'était pas faite de fragments qui forment un kaléidoscope étrange. Ce mois-ci — une chasse aux œufs sous la grisaille bretonne, un karaoké live avec ma sœur qui m'a donné envie de refaire de la musique (comme si j’en avais le temps dans ce monde capitaliste), un time warp solo au Lido, des trajets en métro pendant lesquels j'aurais aimé avoir un exemplaire du Little Book of Calm à portée de main, une crise d'angoisse en coupant des épinards, du tulle brodé en écoutant les conversations des autres, un déjeuner au soleil avec vue sur la mer. Et de la colère, beaucoup, tout le temps, qui tourne comme un vinyl rayé.

Mes mois ont beaucoup moins de sens que ce que je l'envisageais quand j'ai commencé ce petit projet. Je ne sais pas si c'est le monde qui change ou si c'est simplement ma perception du temps, mais je vois de plus en plus les événements comme des trous sur une route accidentée. Samedi j'ai vu Je t'aime, je t'aime d'Alain Resnais (et force est de constater que voir un film que j'adore me transporte toujours autant). Et si je l'ai autant aimé, je crois, c'est parce qu'il a fait écho à cette vision-là de la vie : comme une constellation de choses qui ne peuvent pas forcément produire de sens, comme une construction permanente, impressionniste, de souvenirs reliés par sa sensibilité personnelle.

Le film parle d'un homme suicidaire qui, au gré d'une expérience scientifique autour du voyage dans le temps, se retrouve à revivre des événements de sa vie au hasard. Depuis, je pense continuellement à la richesse de ce film. Il m'a fait comprendre pourquoi j'aime tant l'écriture en fragments. C'est simplement ainsi que fonctionne mon cerveau, il fait des bonds et des rebonds. D'un film à un livre, d'un souvenir à une chanson. Et Je t'aime, je t'aime, avec des séquences pourtant très courtes, réussit à dire des choses d'une justesse folle sur le rapport au travail, à l'écriture, aux instants de joie, sur l'humour, sur le temps, sur l'amour, aussi, et sur ce que ça fait d'être une personne triste et follement joyeuse. C'est un film de paradoxes, et plus je vieillis et plus je chéris cet endroit de l’art, brouillon et chaotique, où l’on peut tenter de dire en tâtonnant. Depuis que je l'ai vue je repense sans cesse à cette scène dans laquelle le personnage se décrit comme "flou". C'est incroyable comme cette réplique m’a frappée. Et c'est, me suis-je dit, exactement ce que je n'arrive pas à dire. Que la vie, que cette newsletter, que l'écriture, que l'expérience d'être soi, que le temps que l'on passe ici-bas, que tout ça est beaucoup plus flou que ce que je pensais. Et Alain Resnais m'a parfaitement, radicalement réconciliée avec ça.

Alors asseyez-vous, prenez un petit thé, et soyons flou·es ensemble !

Ce que j’ai fait en avril :

✏️ Sur mon blog, je continue à republier les petits textes que j’écris sur Instagram (est-ce utile de le faire ? Si vous avez un avis n’hésitez pas à me le dire !). J’ai notamment écrit sur Hissing Fauna, Are You the Destroyer d’Of Montreal, car c’est dans les vieux disques qu’on cuit les meilleures névroses, et sur Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais (j’aurais aimé écrire plus longuement, mais je n’avais pas trop le temps).

📚 Pour Les Inrocks j’ai écrit un portrait de Titiou Lecoq, on a parlé de son dernier roman paru aux éditions de l’Iconoclaste, Une époque en or. Ça se lit par ici !

À voir / à lire / à écouter :

📚 J’ai beaucoup aimé la newsletter de Sophie Gliocas sur le thème : comment gérer ses réseaux sociaux quand on est auteurice ? Comme avec beaucoup de choses dans ma vie et ma “carrière”, j’ai une gestion assez chaotique de mes réseaux sociaux. J’utilise Instagram pour partager des petits textes qui me font plaisir et des photos de mes chats mais je n’ai pas de stratégie particulière (même si, comme tout le monde, j’y ai développé une personnalité qui n’est pas à 100% moi). Mais ça pas empêché que la newsletter de Sophie m’a quand même beaucoup intéressée.

🎬 J’ai beaucoup aimé cet article (en anglais) de Jennifer Padjemi sur Saint Omer d’Alice Diop, écrit pour Criterion. Le film m’a beaucoup marquée quand je l’ai vu, et les réflexions déployées dans l’article (ça fait plaisir ces long read) ont vraiment éclairé certaines des choses que je n’avais pas forcément saisies lors de mon visionnage, notamment sur ce qu’il signifiait pour les femmes noires françaises. Le texte explore aussi tout ce qui se joue dans le film : les silences, les regards, l’utilisation de la musique, les jeux de miroir entre les personnages et il le replace dans une histoire du cinéma et de la littérature française. À l’époque, j’avais lu toutes les critiques françaises du film et il me manquait vraiment quelque chose, que ce texte m’a apporté.

🧶 J’ai évidemment beaucoup aimé cet article de Florence Morin-Martel dans le Devoir autour de l’ouvrage collectif Tricoteuses et dentellières paru aux éditions Marchand de feuilles. Ça parle notamment de ce désir de ne pas faire d’argent de ce hobby. “« Souvent, les gens me disent : “Tu ne voudrais pas vendre tes créations ?” Mais moi, je leur réponds que non, parce que c’est sûr que si je commence à mercantiliser ça, ça va tuer le fun. »”

🔨 (en l’absence d’emoji scie, voici un marteau) Je suis allée voir au Quartz à Brest Stabat Mater d’après Domenico Scarlatti, un mélange très réussi de musique et de théâtre qui part dans tous les sens. Sur scène, quelqu’un jouait de la scie musicale, et c’est maintenant un peu un de mes rêves de fréquenter cet instrument si beau. Si vous aussi vous aimez la scie musicale (je ne pensais pas écrire ça ici un jour), je vous recommande cette belle interview du musicien et facteur d'instrument Alexis Faucomprez. Ça donne envie d’en jouer !

🎞 J’ai beaucoup aimé cette tribune d’Axelle Ropert sur la cinéphilie comme “bastion masculin à déconstruire”. C’est un sujet sur lequel je pourrais épiloguer des heures mais je vous recommande vraiment de lire ce texte, plein de réflexions pertinentes. Allez je vous cite cet extrait pour le plaisir, sur le manque de porosité entre féminisme et cinéphilie :

“Les seuls concepts qui arrivent à faire date, comme le «male gaze» de Laura Mulvey, sont estampillés du label «féministe» – autant dire un cadeau empoisonné : un concept féministe ne peut être un concept cinéphile.”

📺 En mars j’ai participé à une table ronde avec Célia Sauvage et Jennifer Padjemi et cette dernière a recommandé la série anglaise Such Brave Girls. Je me suis empressée de la regarder en rentrant et j’ai adoré l’humour noir (sur la dépression, notamment), les scènes un peu dégueulasses, les personnages bizarres et la dynamique entre les deux sœurs. Que la série vous tente ou non je vous recommande vraiment la lecture de cet article du Guardian qui raconte comment les deux sœurs se sont soutenues, comment elles se sont lancées et ont décidé d’écrire. J’ai trouvé cet article — pardonnez-moi pour ce que je vais dire — plutôt “inspirant”. Il n’est jamais trop tard pour tenter de raconter ses histoires cheloues.

Le théorème de Marguerite d’Anna Novion

En bref :

💯 J’ai été agréablement surprise par le film Le théorème de Marguerite d’Anna Novion avec la formidable Ella Rumpf, qui a beaucoup participé dans le petit enchantement généré par ce film. Ça raconte l’histoire d’une jeune fille qui vit pour les maths. Au moment de présenter sa thèse, elle se rend compte qu’elle a fait une erreur et décide de tout arrêter. En se frottant au “vrai” monde (celui qui existe en dehors de l’ENS), elle retrouve un chemin vers sa passion. C’est un récit initiatique somme toute assez classique mais qui est plein de petites poches de fantaisies et qui a l’élégance de montrer plutôt que dire lourdement (le sexisme de son milieu, la compétitivité, l’ambition…). C’est une sorte de Will Hunting, doux et plaisant. Et puis je crois que j’aime tout film qui déconstruit l’idée de la réussite.

🎶 Via le site Aquarium Drunkard j’ai écouté le nouvel album de Cindy Lee. Il n’est dispo ni sur Spotify, ni sur Tidal, ni sur aucun site de streaming mais peut s’écouter en intégralité sur YouTube. C’est un très beau disque, étrange et réconfortant. Quelqu’un l’a mieux résumé que moi sur YouTube en disant “Sounds like nothing I've ever heard, and everything I've ever loved.”

💣 Je voulais vraiment vous recommander le nouveau roman d’Heather O’Neill, Perdre la tête, paru aux éditions les Escales dans une traduction de Dominique Fortier. C’est l’histoire d’une amitié toxique entre deux petites filles qui commettent un crime accidentel et sont séparées par leurs parents (ça ressemble pas mal, au début du moins, à l’histoire du film Créatures célestes de Peter Jackson). Ça parle de littérature érotique, de femmes révolutionnaires, de lutte des classes, d’amitié-amour, le tout dans une ambiance victorienne et avec la formidable écriture imagée de l’autrice. Et c’est plein de références à Goblin Market de Christina Rossetti ! Vraiment un livre qui a vécu rent free dans mon imagination pendant des jours.

📚 Comme j’ai eu une petite accalmie de lecture-travail (mais la rentrée littéraire arrive, brace yourselves), j’ai rattrapé deux essais qui attendaient sur ma table de nuit depuis quelques temps. J’ai ainsi lu et adoré Nos puissantes amitiés d’Alice Raybaud (qui en plus me cite, une joie et un honneur !) paru aux éditions La Découverte, un ouvrage m’a fait beaucoup réfléchir. C’est un essai très politique qui, au-delà des amitiés, permet de penser au monde que l’on souhaite pour demain. Comment on souhaite vieillir, comment on veut prendre soin de nos relations, quelles communautés on a envie de former autour de nous. Il m’a fait beaucoup de bien !

Et j’ai aussi lu le court livre de Gaëlle Obiégly Sans valeur (paru cette année chez Bayard), un texte littéraire assez remarquable qui vient questionner notre rapport aux choses. Qu’est-ce qui a de la valeur ou n’en a pas ? Qu’est-ce qu’on collectionne et qu’est-ce qu’on jette ? Quels objets, quelles archives on laisse derrière nous ? Pourquoi écrit-on ? La narratrice tisse toute cette réflexion à partir d’un petit tas d’objet trouvé dans la rue. Je recommande fortement et je vous laisse avec un petit extrait :

Comme je l’ai dit, la perspective que mes affaires soient archivées m’effraie. Il vaudrait mieux les détruire avant. Mais elles me servent ; toutes ces pages, photos, tous ces documents accumulés, il me les faut parfois pour écrire. Car je ne me souviens pas de tout. L’écriture est une mémoire externe. On sort de soi des faits, des impressions, des réflexions pour les archiver. Nous disposons ainsi d’une base de souvenirs. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir aussi une déchetterie. Je m’explique : l’écriture, la disposition à écrire des phrases, quelle qu’en soit la valeur, plutôt que les garder pour soi, la volonté de publier un écrit, c’est les jeter dans la poubelle publique. Dans mon cas, écrire n’a rien à voir avec le besoin de laisser une trace.